Sénégal: 20 000 cas d’avortements sont-ils enregistrés chaque année ?

Que vérifions- nous? 

Dans une vidéo réalisée par la Radio Télévision sénégalaise (RTS1) et diffusée sur X (anciennement Twitter), Fatou Warkha Samb, membre du Réseau des féministes du Sénégal, a déclaré que 20 000 cas d’avortements sont enregistrés chaque année au Sénégal. « Au Sénégal, des études ont rapporté (…) environ 20 000 cas d’avortements par an », a-t-elle précisément affirmé, en wolof, la langue locale la plus parlée au Sénégal. Samb se présente comme une journaliste. Elle est la fondatrice de la chaîne de télévision Warkha TV. La vidéo, publiée sur X (anciennement Twitter) par la RTS1 le 22 juillet 2024, a totalisé plus de 6 700 vues à la date du 6 novembre 2024.

Verdict

La Division santé de la mère et du nouveau-né au sein du ministère sénégalais de la Santé et de l’Action sociale a fait savoir que ses données sur les avortements sont parcellaires et ne sont pas fiables pour le moment.

Pourquoi ce verdict ?

Contactée par Africa Check au sujet de la source de cette statistique, Fatou Warkha Samb a répondu : « Ce n’est pas ce que je voulais dire ». Elle a ensuite précisé que son affirmation se basait sur une  étude de l’Institut Guttmacher datée de 2015, laquelle, selon Samb, indique le chiffre de 20 000 avortements avec comme année de référence 2012.

En clair, Samb a expliqué qu’elle voulait dire que 20 000 avortements ont été recensés en 2012 selon les données de l’Institut Guttmacher. Une affirmation qui, selon elle, n’est pas la même chose que le fait de dire que 20 000 avortements sont recensés chaque année au Sénégal.

Samb a mal rapporté les données de l’étude qu’elle cite comme source

L’Institut Guttmacher est basé aux États-Unis et se présente comme une organisation de recherche et de politique engagée dans la promotion de la santé et des droits sexuels et reproductifs. En réalité, les données de l’institut Guttmacher évoquées par Fatou Warkha Samb font plutôt état de 51 500 avortements provoqués au Sénégal en 2012, « soit un taux de 17 avortements pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans », lit-on dans l’article de Guttmacher auquel Fatou Warkha Samb a fait référence.

D’ailleurs, à travers un article d’Africa Check publié en 2021 sur le même sujet, l’Institut Guttmacher nous avait confié que l’estimation faisant état de 51 500 avortements provoqués « correspondait au chiffre annuel de l’incidence de l’avortement au Sénégal cette année-là (2012) », et « compte tenu de la rareté des données publiques sur l’avortement, ce chiffre peut avoir changé ».

 

Comment l’Institut Guttmacher a-t-il collecté les données ?

L’institut Guttmacher nous a renseigné sur la méthodologie employée dans son étude dont les résultats portent sur l’année 2012. Ce document réalisé et publié en anglais par des chercheurs de l’institut Guttmacher et du Centre de Recherche pour le Développement Humain de Dakar est intitulé : « Estimates of the Incidence of Induced Abortion And Consequences of Unsafe Abortion in Senegal ». Il est consultable sur le site du Centre américain pour les informations biotechnologiques (NCBI). Ses auteurs ont expliqué que « les données sur les soins post-abortum et l’avortement au Sénégal ont été collectées en 2013 à l’aide d’enquêtes auprès d’un échantillon national représentatif de 168 établissements de santé qui fournissent des soins post-abortum et de 110 professionnels connaissant la prestation de services d’avortement ». (Note: en médecine, post-abortum désigne la période suivant un avortement).

Le document indique que « des techniques d’estimation indirecte ont été appliquées aux données pour estimer l’incidence des avortements provoqués dans le pays ». Quant aux taux et ratios d’avortement, ils « ont été calculés (en trois phases, NDLR) pour le pays et séparément pour la région de Dakar et le reste du pays. La distribution des grossesses par statut de planification et par résultat a été estimée », est-il précisé dans l’étude.

Les principales sources de données pour cette étude sont une enquête sur les établissements de santé (HFS), une autre enquête sur les professionnels de santé (HPS), des calculs faits sur la base de l’Enquête démographique et de santé (EDS) 2010-2011 du Sénégal et les estimations nationales et régionales de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) sur le nombre de femmes en âge de procréer et le nombre de naissances dans le pays.

Enfin, pour ce qui est de ses plus récentes estimations, l’institut Guttmacher a transmis à Africa Check, ses données sur l’avortement au Sénégal sur la période 2015-2019. Sur cette période, 57 900 cas d’avortements ont été recensés dans le pays. Il y est toutefois précisé que ces estimations émanent d’une étude d’envergure mondiale en cours sur les grossesses non désirées et les avortements. L’institut a par ailleurs fait savoir à Africa Check que ses prochaines estimations seront publiées début 2025.

Sur le plan national, données obsolètes et non exhaustives

En 2021, la Division Santé de la mère et du nouveau-né, une entité du ministère sénégalais de la Santé et de l’Action sociale (MSAS), nous avait précisé que « l’entrepôt officiel des données qu’est le DHIS2 (une plateforme de gestion de données sanitaires, NDLR) ne contient pas les données (portant sur l’année) 2012 », ajoutant que les données contenues dans le DHIS2 ne sont pas « exhaustives ».

Nous avons tenté d’obtenir les données officielles les plus récentes sur le sujet. La Division Santé de la mère et du nouveau-né a souligné qu’au niveau du DHIS2, « il y a une rétention de l’information sanitaire, ce qui fait que les données ne sont pas fiables ». De ce fait, le MSAS nous a recommandé de scruter les données de l’ANSD.

En réponse aux questions d’Africa Check, l’ANSD nous a transmis les données de son étude Enquête Démographique et de Santé Continue (EDS-Continue) 2023. Cette enquête ne fournit que le taux global de recours à l’interruption volontaire de grossesse (TGRIVG) pour la période 2019 – 2022. Ainsi, il y est indiqué un taux de 5 cas d’IVG pour 1 000 femmes de 15 à 44 ans sur la période indiquée.

Interrogée pour plus d’explications, l’ANSD a expliqué que « les données collectées dans le cadre de la dernière Enquête démographique et de Santé continue (EDS-Continue, 2023) ne permettent pas de disposer de la fréquence annuelle des avortements au Sénégal (nombre d’avortements enregistrés annuellement) ».

« Cependant, d’après l’agence statistique, la configuration du questionnaire a permis de faire état des grossesses interrompues volontairement (avortements provoqués) parmi l’ensemble des grossesses qui se sont produites chez les femmes âgées de 15 – 44 ans et s’étant terminées, au cours des trois années précédant l’enquête de 2023 ».

En dehors de l’EDS 2023, nous avons consulté les six dernières annuaires des statistiques sanitaires et sociales publiées par le MSAS. Elles portent sur les années 20152016201720182019 et 2020.

Dans les différentes études citées plus haut, il est précisé que ces chiffres sur le nombre d’avortements émanent de l’entrepôt des données DHIS2, des données jugées non exhaustives et « pas fiables » par la Division de la santé de la mère et du nouveau-né.

De la fiabilité des chiffres sur l’avortement au Sénégal

L’Association des juristes sénégalaises (AJS) est une Organisation à but non lucratif investie dans le domaine de la promotion et de la vulgarisation des droits des femmes et des enfants à travers le plaidoyer, la sensibilisation, la production de supports scientifiques. La lutte pour le droit à l’avortement au Sénégal est ainsi au cœur des activités de l’AJS.

Interrogée par Africa Check au sujet des données en sa possession sur le nombre d’avortements recensés annuellement, l’AJS a indiqué que « le constat majeur est qu’il n’y a pas de données exhaustives sur la question de l’avortement au Sénégal, dans la mesure où les structures de santé ne reçoivent que les cas de complications ou d’hémorragie et ne sont pas obligées de dénoncer. Idem pour la justice : c’est soit des cas reçus et dénoncés par le personnel médical ou par les communautés ». En outre, les cas « passés sous silence ou qui ne sont pas rapportés aux structures de prise en charge ou devant la justice » ne peuvent être estimés au regard des statistiques, a relevé l’AJS.

C’est en considération de ces facteurs que l’AJS a par ailleurs précisé que le fait de dire qu’il y a les données ou une étude sur une période donnée ne reflète pas souvent l’étendue de la problématique.

Néanmoins, les avortements sont toujours présents dans les statistiques de l’AJS, à l’image d’un rapport qu’elle a copublié en 2024 en partenariat avec la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et certaines organisations de la société civile sur la non effectivité du droit à l’avortement médicalisé en cas de viol et d’inceste. Ledit rapport mentionne les chiffres du MSAS de 2020 sur le nombre d’avortements recensés cette année-là (34 021 cas d’avortements, NDLR). Pour les besoins de ses travaux, l’AJS se réfère également aux données de l’administration pénitentiaire, lesquelles rapportent que de 2019 à 2023, 121 femmes ont été écrouées au Sénégal pour avortement.

Conclusion 

Fatou Warkha Samb, membre du Réseau des féministes du Sénégal, a déclaré que 20 000 cas d’avortements sont enregistrés chaque année au Sénégal. Par la suite, elle a expliqué à Africa Check qu’elle voulait précisément dire que 20 000 avortements ont été recensés en 2012 selon les données de l’Institut Guttmacher. 

Toutefois, les données de l’institut Guttmacher auxquelles Fatou Warkha Samb a fait référence font plutôt état de 51 500 avortements provoqués au Sénégal en 2012, « soit un taux de 17 avortements pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans . 

La Division santé de la mère et du nouveau-né au sein du ministère sénégalais de la Santé et de l’Action sociale a fait savoir que ses données sur les avortements sont parcellaires et ne sont pas fiables pour le moment. 

En conséquence, ni l’affirmation de Samb rapportant que 20 000 d’avortements sont recensés chaque année, ni celle indiquant que 20 000 avortements ont été enregistrés en 2012 ne sont correctes, au regard des données de l’Institut Guttmacher et même de celles disponibles auprès des autorités sanitaires sénégalaises.

 

SciencesCheck est un programme de Sciences de chez Nous qui se concentre exclusivement sur la vérification des faits scientifiques, notamment en démystifiant les affirmations fausses et trompeuses formulées par certains acteurs pour influencer les politiques publiques. Nous sommes membre de l’Alliance Africaine de Vérification des faits.
Cette vérification des faits a été rédigée par Africa Check et repris pour publication sur Sciences Check après approbation du rédacteur en chef de Sciences de chez Nous, Yacouba Sangaré.

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