Entre pragmatisme, radicalité et réalités financières, la question centrale demeure. Peut-on réellement libérer la science du joug occidental sans tomber dans l’illusion ou l’archaïsme ? Telle est la question centrale autour de laquelle a gravité le panel modéré par Mamadou Traoré, président de l’Association des journalistes scientifiques de Côte d’Ivoire.
Pour les chercheurs, « il ne faut pas tout remettre en question, mais adapter chaque chose à son contexte et à son territoire ». Coulibali-Kalpy Bruno, médecin-chercheur à l’Institut Pasteur de Côte d’Ivoire estime que « l’Afrique doit développer une science en prise directe avec les besoins de ses populations ».
C’est le cas de la médecine traditionnelle. Il ne s’agit pas de la rejeter, mais d’aller en profondeur, d’éliminer les pratiques délétères et de conserver ce qui apporte un bénéfice réel.
Nous n’arriverons nulle part à atteindre la décolonisation complète avec une mauvaise gouvernance dont souffrent plusieurs instituts.
Un constat partagé, mais sous un autre angle, par Michèle Topé, enseignante-chercheure à l’Université Félix-Houphouët-Boigny. Elle souligne que la décolonisation scientifique ne pourra se réaliser que si elle est adossée à une bonne gouvernance. La chercheure dénonce la corruption et la gestion chaotique qui gangrènent certains instituts de recherche. « Nous n’arriverons nulle part à atteindre la décolonisation complète avec une mauvaise gouvernance dont souffrent plusieurs instituts. »
Mais au-delà des débats d’idées, le nœud du problème reste financier. Les chercheurs le répètent. L’Afrique vit sous perfusion étrangère. Déjà en 2010, le CRDI alertait sur l’absence de politiques cohérentes de financement endogène. Quinze ans plus tard, rien n’a véritablement changé. Michèle Topé plaide pour des financements publics conséquents et pour des partenariats public-privé capables de sortir la recherche du joug des bailleurs. Car sans volonté politique ferme, le serpent de mer du financement continuera d’entraver toute autonomie.
En Côte d’Ivoire tout comme dans beaucoup de pays africains, le financement de la recherche est encore en deçà de 1% des produits intérieurs bruts (PIB) nationaux. « Il faut augmenter la marge du financement public de la recherche », insiste l’enseignante-chercheure Michèle Topé.
Depuis Dakar, la politologue Mame Penda pousse le débat plus loin en distinguant décolonisation et décolonialité. La première vise à relire les traces du colonialisme et à valoriser les savoirs endogènes ; la seconde s’attaque plus radicalement aux structures, institutions, mentalités et discours qui perpétuent la dépendance.
La modernité occidentale s’est construite en détruisant, en humiliant et en asservissant. Aujourd’hui « pour qu’il y ait un ordre moderne, il faut un Sud sauvage », explique cette politologue sénégalaise.
Selon elle, « décoloniser, c’est aussi décoloniser les écoles de journalisme. » Mais ici, le réel défi est qu’on demande à des gens formés à un modèle d’apprendre à le déconstruire. le Nord conserve le monopole de ce qui est considéré comme « scientifique » ou « légitime », tandis que le Sud reste perçu comme périphérique. Pour briser ce déséquilibre, Mame Penda appelle à une plateforme Sud-Sud-Sud, qui réunit l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine, afin de partager un héritage commun de colonisation et construire un espace de connaissances affranchi de la domination occidentale.
Pour les chercheurs, la décolonisation ne se décrète pas dans les colloques. Elle se construit sur trois piliers, à savoir : le financement endogène, la gouvernance saine et le courage politique. Faute de quoi, la « décolonisation scientifique » ne sera qu’un slogan ronflant, un mirage brandi dans les conférences internationales.
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Cet article a été écrit par Ruth Kutemba et approuvé pour publication par la rédactrice en chef de Sciences de chez Nous, Fatimatou Diallo.
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